Photo en bannière: Caporal Leo Kaller dégustant la dinde de Thanksgiving en novembre 1944 (Wikimedia Commons/Us Army)
Après les difficultés éprouvées au cours de la Bataille de Normandie, et le progrès plus lent qu’escompté vers l’Allemagne, il était clair que la guerre se prolongerait jusqu’en 1945. En septembre 1944, l’armée américaine promit un vrai repas de Thanksgiving aux troupes en Europe, qui à ce moment se comptaient à 1,3 millions, auquel se rajouteraient près de 500 000 soldats d’ici au 28 novembre! Une promesse difficile à tenir, qui présentait le risque de créer un gros coup au moral si elle ne se matérialisait pas.
Le challenge était de taille. En effet, la logistique américaine avait de sérieuses lacunes: à la fois les bateaux, les ports, les transports au sol et les lieux de stockage dont elle disposait étaient peu adéquats pour une telle opération. Déjà en temps normal, approvisionner le front était difficile et les soldats se retrouvaient souvent à cours de vivre. Pas moins de 6000 camions sillonnaient les zones où stationnaient les troupes américaines, depuis les ports français, conduits par des milliers de soldats, dont beaucoup étaient afro-américains. Par ailleurs, la chaîne du froid entre les fermes américaines et les fourneaux des soldats près de la frontière américaine manquait de fiabilité. Pour les Alliés de manière générale, se procurer des navires réfrigérants avait été un défi au cours de la guerre. En 1943, la Maritime Commission avait commandé cinq bâtiments, le Blue Jacket, le Great Republic, le Golden Eagle, le Trade Wind et le Flying Scud, dont l’approvisionnement et l’affrettage, une fois opérationnels, étaient gérés par l’United Fruit Company. Un renfort certes conséquent mais insuffisant, qui contraignit l’armée américaine à utiliser des navires plus petits, plus vieux et plus lents pour acheminer les vivres congelés.
Une fois arrivés aux ports français, l’enjeu était de disposer de suffisamment de chambres froides, de camions réfrigérés et d’autorails pour assurer le transit de la nourriture. Les cargaisons se retrouvaient souvent retenues dans des hangars à défaut de transport, bloquant ainsi les navires suivants et décalant leurs itinéraires, provoquant le pourrissement des vivres à l’intérieur. L’approvisionnement et les entrepôts étaient gérés par l’Army Quartermaster Corps, tandis que les navires, camions et trains étaient l’apanage de l’Army Transportation Corps. Cette division organisationnelle des opérations provoqua son lot de problèmes de communication qui aggravaient leur déroulement. Un jour au cours de l’été 1944, les opérations au port du Havre furent stoppées net. Le Quartermaster Corps ne s’était pas coordonné avec le Transportation Corps afin de disposer de trains pour transporter les vivres jusqu’aux soldats.
Avec l’épée de Damoclès que constituait cette promesse que chaque soldat américain en Europe allait pouvoir bénéficier d’un repas de Thanksgiving correct, le commandement américain dut prendre des mesures drastiques. A compter de septembre, les quantités de viande fraîche, de fruits et de légumes se virent considérablement réduites au sein des rations, supplantées par de la charcuterie et de la viande fumée non réfrigérées. Cela afin de ne pas encombrer les chambres froides, au Royaume-Uni notamment. Les britanniques risquaient alors de rendre l’usage de ces entrepôts aux civils, sans possibilité de retour en arrière pour l’armée. Enfin, il fallait composer avec la taille et la forme des dindes, qui étaient bien moins ergonomiques que le bœuf ou le porc, et remplies d’os ; elle prenait quatre fois et demi plus de place.
Le 15 octobre, le Great Republic partit de New York avec pas moins de 1604 tonnes de dindes congelées, pour arriver au Havre le 16 novembre, soit de quoi composer un million de repas. Une armada de camions de transport l’attendait, qui répartit les dindes, ainsi que les pommes, oranges, salades et oignons partout. Elles furent en grande majorité cuites sur le terrain grâce au fourneau de campagne M-1937, et chaque homme eut une ration de viande trois fois supérieure à une ration « A » habituelle, ainsi que de la purée, des haricots verts, du mais, de la sauce cranberry, du céléri, de la tarte à la citrouille. En dépit du fait qu’aux Etats-Unis, la dinde n’était pas rationnée durant la guerre, cet envoi massif jusqu’en Europe créa une pénurie dans le pays. Des opérations de vente de dindes au marché noir pullulèrent, par exemple à New-York.
Certains soldats américains eurent droit à leur repas de Thanksgiving un ou deux jours en avance ou en retard, mais à peu près tous purent en bénéficier. Un véritable tour de force, qui permit de mettre du baume au cœur des soldats, loin de leur pays et de leurs familles. Cela allait être nécessaire car la Bataille des Ardennes se profilait à l’horizon, et elle allait priver bon nombre d’entre eux d’un repas de Noël correct et chaud.
Le SS Great Republic, quant à lui, continua ses opérations d’approvisionnement jusqu’à la fin du conflit. Il fut ensuite recommissionné en tant qu’USS Pictor en 1950, et achemina des vivres aux troupes américaines à travers le monde jusqu’en 1969.